L’ÉTAT PROFOND [i]

Publié le par Loeil de Tibar

L’ÉTAT PROFOND [i]

Lorsque vous êtes président, vous obéissez au Deep State et non au peuple qui vous a élu. Le public crée de la richesse ; le Deep State s'en empare. Les électeurs élisent leur président ; le Deep State lui dit ce qu'il doit faire. Dans une démocratie, le gouvernement tient son autorité des citoyens. Le Deep State  s‘en fiche totalement. C'est lui qui prend les décisions importantes. (Bill Bonner, 24/08/2017)

Après la « main de l’étranger », jamais concept politique n’a eu autant d’audience ces derniers temps dans les écrits et interventions de politologues, journalistes, et autres commentateurs de la Révolution pacifique qui se déroule actuellement en Algérie. Est-ce que l’existence d’un « État profond » – définie comme une élite « extra constitutionnelle » qui manipule le gouvernement élu pour servir ses propres intérêts – constitue une menace pour la Nation ?

Mais que recouvre ce mot exactement ? Que signifie-t-il pour les novices en politique ?

Son origine remonterait aux années 90 en Turquie et aurait un lien avec l'affaire de (Susurluk skandalı en turc). Affaire qui a eu pour cadre la petite ville de  Susurluk, le 3 novembre 1996 : « un accident de voiture met fortuitement au jour les liens étroits entretenus à l'époque entre politique, police et mafia d'extrême droite turque : les victimes sont un député proche du pouvoir, un chef des gardes de village, milice kurde pro-gouvernementale chargée de combattre les rebelles du PKK, et un chef mafieux notoire, Abdullah Çatlı, dirigeant de l'organisation ultranationaliste des Loups Gris. Cette affaire donne lieu à une vive controverse dans l'opinion et au Parlement : pendant des semaines, des citoyens éteignent la lumière une minute par nuit pour réclamer la "lumière" sur cette affaire. Le ministre de l'Intérieur Mehmet Ağar (en) doit démissionner mais, protégé par son immunité parlementaire, il ne sera inculpé qu'en 2007 ; il sera condamné à cinq ans de prison en septembre 2011 mais libéré sur parole en 2013. »

À partir de novembre 1996 apparaît dans des interviews et ouvrages politiques le terme d’« État profond » (deep State) en Turquie. Démirel, ancien Président de ce pays, a ainsi déclaré : « Il y a un État profond et un autre État [...]. L'État qui devrait être véritable est celui de secours, celui qui devrait être de secours est le véritable. (There is one deep state and one other state, […]. The state that should be real is the spare one, the one that should be spare is the real one.) »

Le terme désignerait ainsi, la réunion d'un groupe de personnes au sein d'une entité informelle qui détient secrètement le pouvoir décisionnel de l’État, au-delà du pouvoir légal. Elle est constituée soit par le noyau de la classe dominante, soit par des représentants d'intérêts au sein d'un État bureaucratique. C'est la composante la plus restreinte, la plus agissante et la plus secrète de l'establishment. Le terme serait revenu à la « mode » avec les élections présidentielles américaines de 2016, puis avec l’avènement de la présidence de Trump dont certains sympathisants, notamment de l'alt-right, prétendent qu'un état profond entraverait son pouvoir.

Selon Tancrède Josseran, la paternité du terme « État profond » reviendrait au Premier ministre turc Bülent Ecevit. Elle désigne selon l'auteur des réseaux clandestins qui sont  le bras armé de l'élite militaro-laïque. Kenan Evren qui dirige le coup d'État en 1980 aurait déclaré ainsi : « L'État profond, c'est nous. À chaque fois que l'État s'affaiblit, nous le reprenons en main. » À l'État profond revient la mission de lutter contre le séparatisme ethnique du PKK, les groupes gauchistes ou la réaction religieuse. Cette mécanique cesse quand Recep Tayyip Erdoğan parvient au pouvoir en 2002. Le Service de renseignement national (MIT) reste loyal au nouveau pouvoir, l'armée turque n'incarnant plus « L’État profond ».

Erdoğan, premier ministre, a déclaré : « Chaque État a son propre État profond; c'est comme un virus; il réapparaît lorsque les conditions sont favorables. Nous continuons la lutte contre ces structures. Nous ne pouvons pas bien sûr prétendre que nous l'avons complètement éliminé et détruit parce qu'en tant que politicien, je ne crois pas qu'un État dans le monde a été capable de le faire complètement. (Every state has its own deep state; it is like a virus; it reappears when conditions are suitable. We continue fighting these structures. We cannot of course argue that we have completely eliminated and destroyed it because as a politician, I do not believe that any state in the world has been able to do this completely.) »

Dans certains pays, cet « État profond » est plus ou moins identifié et porte un nom historique, par exemple le complexe militaro-industriel aux États-Unis et en Europe, ou le Makhzen au Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). On parlera aussi, de façon plus vague, d'establishment (traduit en français par « établissement ») ou d'intelligentsia s'il s'agit de l'élite intellectuelle du pays. Dans d'autres pays, il est clairement identifié : il s'agit du parti unique au pouvoir (Corée du Nord ou autres pays communistes), de l'armée, ou de la famille régnante (Arabie saoudite ou autres monarchies du Golfe).

Mais comment s’est forgé le concept d’État profond ? Il y eut d’abord le terme de « politique profonde » (deep politics) élaboré par le Pr Peter Dale Scott, professeur émérite de littérature anglaise à l'Université de Berkeley (Californie). La première mention dans un ouvrage publié remonte à l’année 1993. Dans ce livre figurent aussi les termes de « système politique profond » (deep political system) et de son étude (deep political analysis). Il précise: « Ce [que j'] appelle « État profond » aux États-Unis n'est pas une institution formelle, ni une équipe secrète, mais plutôt un cercle de contacts de haut niveau, souvent personnels, où le pouvoir politique est susceptible d'être dirigé par des gens très riches [...]. Le résultat de leur influence, à travers le milieu de l'État profond, est ce que j'appelle la « politique profonde », c’est-à-dire « l’ensemble des pratiques et des dispositions politiques, intentionnelles ou non, qui sont habituellement refoulées dans le discours public plus qu’elles ne sont admises. » Comme exemple, il cite des événements mal expliqués, tels que l'assassinat du Président Kennedy et le Watergate.

 Au cours du XXe siècle, la notion d'État profond — informel et non hiérarchisé — a par exemple été comparée à un État dans l'État structuré et organisé, ou à un état dual. Ce concept, que l'on rattache parfois à la théorie du complot, serait censé expliquer un certain nombre d' « événements profonds » par une stratégie cachée, des opérations clandestines (assassinats, attentats, affaires judiciaires...), tous ces faits étant souvent mal interprétés ou négligés par les médias.

Il est à craindre qu’il ne s’y soit forgé une conception du pouvoir radicalement étrangère à la démocratie.

 

Quelques citations pour illustrer les propos présentés ci-dessus :

 

  1. Le Deep State n’est pas intrinsèquement mauvais, il ne complote pas contre le peuple. Mais comme toute classe sociale, il cherche à maximiser son influence et à avancer ses intérêts. Faute de contre-pouvoirs suffisants, ceux-ci divergent irrésistiblement de l’intérêt général. (Matthieu Vasseur).

 

  1. Nos principaux ennemis] ce sont avant tout les élites dirigeantes qui contrôlent l’appareil d’État et, en particulier, ce qu’on appelle « l’État profond » (« Deep State ») ou la soi-disant « cathédrale » de l’armée, des services secrets, des banques centrales et des cours suprêmes. Cela comprend également les patrons du complexe militaro-industriel, c’est-à-dire des entreprises privées qui doivent leur existence même à l’État comme client exclusif ou dominant de leurs produits, ainsi que les dirigeants des grandes banques commerciales, lesquels doivent leur privilège de création de monnaie et de crédit à partir de rien à l’existence de la banque centrale et à son rôle de « prêteur de dernier recours ». Ensemble, c’est-à-dire l’État, les grandes entreprises et les grandes banques, ils constituent une « société d’admiration mutuelle » extrêmement puissante, même si minuscule, qui déleste l’énorme masse de contribuables et vit la vie de château sur leur dos. (Hans-Hermann Hoppe)

 

  1. Chaque semaine, nous avons besoin d'un nouvel ennemi à tuer pour, bien sûr, garder en état de marche le complexe militaro-industriel. (Ron Paul, discours du 10 mars 1998).

 

  1. Disons que “l’État profond” n’est pas une sorte de concept conspirationniste comme les auteurs réactionnaires l’allèguent souvent, mais une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation. (Andrew Korybko)

 

  1. L’État profond, ce n’est pas seulement les agences de renseignement, mais c’est une manière de désigner la bureaucratie étatique de carrière. Ce sont des fonctionnaires qui occupent des postes importants, qui ne partent pas quand les présidents partent, et regardent passer les présidents... Ils influencent la politique, ils influencent les présidents. (Edward Snowden)

 

  1. Pourquoi chercher les sources d'un complot au Bilderberg quand les banques centrales sont déjà et sans contestation possible devenues les maîtres du Monde par le biais de leur entreprise de faux monnayage — tandis que les néoconservateurs dominent la politique étrangère américaine depuis l'ère Hoover (oui, Edgar le paranoïaque) et déclenchent au choix coups d'État et guerres quand bon leur chante, au mépris de l'ONU et même des intérêts géostratégiques des alliés des États-Unis ? (Philippe Béchade, 02/09/2014)

 

 

    

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