FRAGMENTS D'UNE VIE

Publié le par Abébé

Abebe, 27 avril 2021
« l'été a filé devant mon nez
comme un train jaune
aux wagons en bois
sentant la sueur, la chair et le tabac. »
Nazim Hikmet, Anthologie poétique.
 
En 1968, je quitte L'ENITA - École nationale d'ingénieurs et de techniciens d'Algérie - après deux ans. Une année plus tard, je m'inscris à la faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université d'Alger (propédeutique philo) et à l'Institut des Études Politiques. Novembre 1974, diplômes en poche, je pars faire mon service militaire qui a duré 27 mois, en raison des évènements à nos frontières ouest avec notamment les "deux batailles d'Amgala.
S’il y a des batailles ancrées dans l’imaginaire des Algériens de ma génération, c’est bien celles d’Amgala. Dans le gouvernement du président Boumédiène, le ministre des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika privilégie une action diplomatique et l’ouverture de discussions avec Rabat, afin de ne pas isoler l'Algérie au plan international. Google est suffisamment documenté sur la question pour ceux qui veulent en savoir plus.
Mai 1977, la quille "Bon Dieu" et retour à la maison. Un premier boulot m'est proposé à la DNC -ANP dirigée par le Colonel Abdelmadjid Aouchiche, qui comptait parmi les rares grands dirigeants de l'économie nationale durant cette époque bénie des dieux.
C'est durant les années 1968 - 1973 essentiellement que mes convictions politiques se forgent, d'abord auprès de ma tante maternelle qui m'a toujours apporté son soutien, son aide. Elle m'a introduit très tôt dans son cercle d'amitié et de relations, contribuant ainsi à mon éveil intellectuel. Ma mère, par sa droiture, son engagement et l'intérêt pratique qu'elle portait aux événements politiques, a également inspiré mes choix. Elle m'a inculqué son amour pour la lecture, Zola, Balzac, Flaubert, et bien d'autres.
Mais, c'est au contact de l'action que mon choix est fait et s'ancre à gauche. Retour à 1968, j'entre en contact, grâce à l'intermédiation d'un ami et parent, avec un militant d'un parti politique semi-clandestin qui affiche clairement son positionnement idéologique sur la question nationale et celle du monde, le marxisme-léninisme, théorie qui repose sur une analyse « matérialiste » de l'évolution de l'histoire. D'autres "camarades" puisque c'est ainsi qu'il faut s'interpeller constituent la petite cellule en formation dans cette commune de l'ouest d'Alger où je fais mes premiers pas dans l'action militante, non sans une certaine angoisse qui m'étreint le corps et le cœur, particulièrement lorsque comme premier acte d'engagement je dois glisser des tracts dans les boîtes aux lettres, entre minuit et deux heures du matin. Cette opération exige, pour l'anecdote, de porter des chaussures avec des semelles en crêpe ou en caoutchouc, qui ont l'avantage de ne pas faire de bruits dans les cages d'escalier.
La mission la plus importante assignée à la cellule est d'occuper le vide laissé par l'organisation officielle de la jeunesse, en se substituant à elle tout en gardant ses statuts et sa dénomination. Nous avons ainsi créé un centre culturel, avec le concours de l'APC qui a mis à notre disposition un vaste local. Plusieurs activités sont mises en œuvre : troupe théâtrale amateur, ciné club, cercle de lecture et de réflexions, arts plastiques, poésie (c'est à cette occasion que je découvre d'immenses poètes, parmi lesquels Bachir Hadj Ali, Nazim Hikmet, Pablo Neruda, Aragon…). L'aventure prend fin lorsque la commune décide de reprendre les activités avec une gestion directe par ses services. Une mise sous contrôle, qui tourne très vite au fiasco, le centre est fermé et le local attribué pour des activités commerciales.
Puis, vint le temps universitaire. L'Université est le lieu où s'entrechoquent les idées, les passions, parfois avec violence et agressivité. C'est un microcosme où se retrouvent toutes les tendances idéologiques et politiques que comptent le pays, celles du FLN, du PAGS et sa branche estudiantine l'UNEA, les Berbéristes en devenir, les Trotskystes, les Maoïstes, les Bennabistes considérés par les uns et les autres comme "frères musulmans" (Boukrouh en faisait partie)... et, même des hippies.
L'UNEA est l'organisation la plus active, celle qui mobilise le plus grand nombre d'étudiants pour la défense de leurs droits et le respect des franchises universitaires. C'est tout naturellement vers cette organisation que je suis orienté et mes premiers pas assurés par une camarade qui me confie à deux autres camarades chargées de parfaire mon éducation. La première leçon se tient autour d'une limonade à l'étage du "Cercle Taleb (ex. Automatic), avec des suggestions appuyées de lectures et des éditeurs dont il faut éviter de lire les publications, dont Maspero pour son penchant gauchiste, "cette maladie infantile du communisme." Elle devait être très contagieuse pour qu'on me conseille de s'en écarter. Son antidote : les éditions du Progrès ou de Moscou. Ainsi, parlaient les camarades. J'ai toujours en mémoire ce jour de 1970. Nous sommes en cours de philo dans le grand amphi de la faculté des lettres et des sciences humaines, quand un militant de l'UNEA prend la parole. Il introduit son discours par le mot consacré, camarades. Un étudiant l'apostrophe d'un ton agressif, pour lui demander de dire « frères » au lieu du mot aux relents communistes. La réponse du camarade a fusé : « nous ne sommes pas des lapins vivant dans un clapier pour être frères. »
Je me souviens aussi qu'au cours de mon service national, un officier me demande mon assistance pour la rédaction de son mémoire de fin d'études. J'avais en face de moi un vieux baroudeur totalement arabophone, au regard chargé comme un fusil, qui m'écoute déblatérer sur l'impérialisme, les différents modes de production, les forces productives… À la fin, pas de remerciement, j'ai compris qu'il n'a rien compris au verbiage du connard francophone que je suis. Bon, passons !
L'Université, c'est un autre monde qu'on n'a plus envie de quitter, on y était bien, une certaine liberté de ton et de comportement, les belles filles (j'y ai rencontré la maman de mes garçons), les copines et les copains, les vraies amitiés qui durent une vie, les gueuletons à la brass ou chez la Mère Michelle. Un monde qui s'est effondré, liquéfié dans la régression la plus laide, la plus véhémente, pour culminer avec les évènements que l'Algérie va connaître à partir des années 80, et le vide laissé par le Président Houari Boumédiène, que Dieu ait pitié de son âme.
Je suis pris dans le tourbillon de la vie, le mariage pour fonder une famille, le bon boulot pour vivre sans privations, la carrière comme ultime perspective, la routine dans les cabinets ministériels et l'administration centrale. Le grand ouf de soulagement, c'est quand sonne la retraite, quitter ce monde de désillusions, voir grandir ses petits enfants, adopter un chat et voir pousser ses géraniums, rattraper un peu, beaucoup de temps perdu, pour un bilan très mitigé. Mais, j'avoue avoir été heureux, heureux d'avoir élargi mon spectre de relations et d'amitiés, en particulier la grande et belle amitié partagée avec le regretté Abdelkader Alloula. Qu'en reste-t-il ? Qu'avons-nous moissonné pendant toutes ces années au service de l'État ? De l'amertume qui vous rapproche du grand seuil déjà franchi par de nombreux amis, souvent les meilleurs, partis à la fleur de l'âge, sur la pointe des pieds.
En guise d'épilogue, ce souvenir de ma première participation à une manifestation, en réaction au coup d'État fomenté contre Ahmed Ben Bella qui assistait au match opposant l'Algérie au Brésil mené par un joueur de légende, Pelé. Le souvenir également du premier coup de matraque dans le dos qui m'a coupé le souffle, lors de la dispersion par les forces de l'ordre d'une marche spontanée pour demander à Gamal Abdel Nasser de revenir sur sa décision de démissionner de la présidence égyptienne.
L'inactivité est pourvoyeuse de déprime. Cela fait bientôt une quinzaine d'années que je me consacre à la formation de jeunes étudiants et de professionnels inscrits en master. De nouvelles amitiés sont nées, je découvre de magnifiques et belles personnes. Ce pays en contient tant.

 

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